Dans l'exposition, l'autre jour, deux personnes dessinaient ce qu'elles voyaient: un étudiant relevait méticuleusement dans son carnet une construction complexe, décrivant la perspective de chaque bloc - je n'ai pas osé l'interrompre pour photographier son dessin. L'autre dessinateur, c'était mon ami Patrick Suet, qui dessine sans cesse sur des petits bouts de papier qu'il fourre dans ses poches (je le soupçonne de les y oublier parfois aussi). J'ai sauvé celui-ci de cet éventuel oubli.
C'est bien de dessiner tout le temps. J'ai pour habitude quotidienne, quoi qu'il se passe, de dessiner au moins une heure par jour, ce qui me passe par la tête d'une part, et des dessins d'observation d'autre part. C'est une manière d'entretenir cet état de conscience différent qu'impose l'activité du dessin, exactement comme un musicien travaille chaque jour son instrument (pardon de citer une nouvelle fois "Le maître ignorant" de Jacques Rancière, qui évoque "le travail inlassable pour plier le corps aux habitudes nécessaires, pour commander à l'intelligence de nouvelles idées, de nouvelles manières de les exprimer; pour refaire à dessein ce que le hasard avait produit, et retourner les circonstances malheureuses en chances de succés..."). Tous les problèmes de l'homme viennent de ce qu'il s'arrête en chemin. Le Corbusier parlait de la notion, qui lui paraissait essentielle, de "continuité quotidienne".
J'ai un dossier où je range les idées et projets qui me viennent à flots pendant que je dessine et que je n'ai pas le temps de mettre à éxécution sur-le-champ. Ce dossier s'intitule DD (pour "Daily Drawing", dessin quotidien) - mon passé d'angliciste m'a laissé pour habitude de noter pas mal de choses en anglais - et je le range à côté d'un autre précieux dossier marqué IDL ("Idées De Livres"). Il y a dans tout cela plus d'idées que je ne pourrai vraisemblablement en réaliser dans le temps de ma vie. Alors le moment venu je les vendrai à un artiste débutant comme un notaire sa charge (non, je plaisante, bien sûr, ces idées sont à tout le monde - ce n'est pas avoir l'idée qui importe, c'est la réaliser: en art, comme en tout, et contrairement à l'adage bien connu, ce n'est pas l'intention qui compte, encore faut-il la mettre à l'épreuve de la réalité).
Aujourd'hui, dans l'exposition, il y avait un majestueux pont.
J'aime beaucoup les ponts. A l'inverse je n'aime pas les frontières, les cloisonnements, les catégories fermées. Les idées, selon mon expérience, viennent toujours de la mise en rapport de deux notions habituellement non jumelées, voire opposées, comme tout ce qui est dynamique et vivant semble toujours naître de l'action contradictoire de deux forces - c'est pourquoi le paradoxe est si précieux. Je montrais hier la photographie d'un arbre extraordinaire.
L'arbre est un bon exemple de cette croissance dynamique résultant de l'interaction de deux forces: la poussée verticale de l'arbre, et la gravitation. Si cette dernière ne s'exerçait pas, l'arbre pousserait tout droit.
et ainsi de suite.
Les fleuves avancent de la même manière: ils iraient tout droit jusqu'à la mer s'il n'y avait la résistance du sol, qui impose le méandre et la boucle comme moyen oblique de contourner l'obstacle.
Arbre et fleuve sont deux belles images d'une oeuvre en train de se construire (c'est peut-être pour cela que j'ai beaucoup dessiné et peint des arbres et des fleuves, depuis longtemps,
ainsi que des cartes géographiques).
La vie elle-même paraît faite de bifurcations et d'avancées alternées, au gré des résistances que l'on rencontre. Ralph Waldo Emerson écrivait: "Le trajet du meilleur des navires n'est qu'une ligne brisée faite de centaine de bords". Et il me plaît de me dire qu'Apollon, dieu de la musique et de la poésie et protecteur des Muses, est aussi appelé Laxios, c'est-à-dire l'Oblique.
Et avant de conclure, l'architecte du jour.
A demain.
(PS A l'instant je pense ceci: cocasse, d'imaginer le blog de Delacroix!)